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Dieppe, vendredi 22 septembre 1899

Je me rappellerai longtemps de cette nuit d'orage en mer du Nord. Michel tirant sur les filets tout en me racontant des histoires d'arbres merveilleux, vieux de plus de mille ans pour la plupart. Cela m'aidait à supporter mon mal au cur et la peur de mourir noyé qui était toujours tapie au fond de mon ventre.
- En l'an 840, à la mort de leur père, les fils de Louis le Pieux s'engagent dans une guerre sans merci pour récupérer l'immense royaume de Charlemagne, leur grand-père.
Pépin d'Aquitaine étant mort depuis deux ans déjà, c'est entre Lothaire, Louis le Germanique et Charles le Chauve que se joue la partie. Le 25 juin 841, à Fontenoy-en-Puisaye, au sud d'Auxerre, les armées de Louis et de Charles affrontent celle de Lothaire. Une bataille terrible, sans doute l'une des plus meurtrières de cette époque. Un soldat qui participa à la bataille, le poète Angilbert, a écrit ceci : « Que ni la rosée, ni l'averse, ni la pluie ne tombent jamais sur les prés où les guerriers les plus exercés au combat ont péri [...] Les vêtements des guerriers francs blanchissaient la plaine, comme les oiseaux ont coutume de le faire à l'automne. Cette bataille n'est pas digne d'être célébrée dans un chant mélodieux. Que l'est, le sud, l'ouest et le nord pleurent tous ceux qui ont été tués ainsi. »
Bien que battu, Lothaire revient à la charge. Pour faire face, le 14 février 842, les deux frères échangent un serment qui est le plus ancien texte connu en langue « française », le serment de Strasbourg. En juin 842, les trois frères se rencontrent près de Mâcon et décident le partage de l'empire de Charlemagne en trois lots aussi égaux que possible. Signé au mois d'août 843, à Verdun, ce traité est considéré comme l'acte de naissance de la France.
Le 21 septembre de l'an de grâce 843, le seigneur d'Offranville À cette date, Offranville n'était qu'un lieu dit de 3 ou 4 fermes et qui ne devait certes pas s'appeler ainsi mais qu'importe ! Le seigneur d'Offranville donc, Erick Sajousse du Calvaire sort de sa gentilhommière, très tôt le matin, pour planter un arbre en l'honneur de ce traité. Au beau milieu de son jardin, aidé d'un valet, un certain Auzeric, il creuse un trou dans lequel il place le tout petit arbre. Puis il se tourne vers le soleil et dit à peu-près ceci :
« Ô Hécate, déesse des enfers, je te dédie cet ifançon, pour que tu puisses, à travers lui, veiller sur les morts de Fontenoy et rendre immortelle ce pays qui vient de naître. »
- Il n'était pas un peu bizarre ton Sajousse ? Offrir un if à la déesse des enfers quelle drôle d'idée !
- Je te l'ai déjà dit, Tristan, pendant longtemps les hommes ont pris les arbres comme intermédiaires entre eux et les dieux. La religion catholique a mis plus de mille ans pour enrayer ces pratiques. Et encore, elle n'y est pas totalement arrivée. Et surtout ne t'arrête pas de tirer, on a ce satané filet à remonter.

Dieppe, dimanche 1er octobre 1899

- De tout temps, l'if a été considéré comme un symbole d'immortalité. Avec l'espoir, probablement, de reculer leur propre mort, les hommes ont toujours planté des ifs, beaucoup dans les cimetières. « Il faut parler des ifs comme on parle des morts », disait Manoll. Il n'y a pas très longtemps, dans le sud de l'Italie, on donnait encore aux enfants des petites croix en bois d'if en guise d'amulettes, afin de les protéger des influences maléfiques.
- L'if et la croix, le païen et le religieux réunis. C'est cocasse.
- Je t'ai dit que la religion catholique n'avait pas éradiqué tout à fait les vieilles pratiques ancestrales.
- Mais qu'est devenu ton d'if d'Offranville ? Vit-il encore ?
- Bien sûr. Il lui est arrivé bien des histoires, mais il est toujours là, aussi vieux que notre pays. Dans la nuit du 13 au 14 août 1415, Henri V de Lancastre débarque en Normandie. Le roi d'Angleterre veut conquérir la France, « ce pays fertile, plaisant et plein de ressources, avec de riches cités, de magnifiques villes, d'innombrables châteaux, vingt-quatre duchés puissants, plus de quatre-vingts provinces abondamment peuplées, cent trois évêchés fameux, plus de mille gras monastères et quatre vingt-dix mille paroisses. » Telle est la France de 1415, comme se plaît à la décrire de duc Morgenthaler.
Dix mille hommes assiègent Harfleur, pillent Fécamp et remontent vers Dieppe. Sur la route, le capitaine de la septième division, le marquis de Yeerle, aperçoit l'if d'Offranville qui est devenu magnifique, majestueux, gigantesque. Je te rappelle que depuis la plus haute Antiquité, le bois d'if a servi à fabriquer des armes, des piques, des lances, mais surtout des arcs et des flèches. Le 12 septembre, Yeerle donne l'ordre à un groupe de soldats commandé par le sergent Thomasin de l'abattre afin de fabriquer des flèches (lesquelles commencent à manquer) pour la bataille qui se prépare, bataille qui aura lieu le 25 octobre à Azincourt.
Pendant que l'armée Anglaise continue son chemin vers Dieppe et Calais, Thomasin et sa troupe s'apprête à commettre l'irréparable : abattre l'if, symbole de la France. C'est alors que, sortant de ce que l'on appelait à l'époque l'asile, soeur Martine Dumas-des-Lions, entourée des quarante-cinq enfants dont elle a la charge, s'avance vers l'arbre sacré. En silence, elle place les enfants tout autour du tronc pour empêcher le triste Thomasin d'exécuter l'ordre sacrilège de Yeerle. La légende veut que les soldats, malgré les invectives de leur stupide capitaine et malgré leurs efforts répétés, ne purent enlever les enfants protecteurs, ceux-ci étant, comme par magie, fixés au sol. On ne sait si l'on doit ce miracle à Hécate ou à sainte Verge, patronne du village à cette époque. Quoiqu'il en soit, fou de rage, l'exécrable Thomasin brandit son braquemart et, d'un seul et terrible coup, fendit le crâne de la petite soeur des pauvres, jusqu'au menton. Certes, l'if fut sauvé, mais cette histoire fit quarante-cinq orphelins d'un coup.
- Sur Martine Dumas-des-Lions, quel drôle de nom !
- C'est parce qu'elle fut recueillie bébé, sur le parvis de l'église de l'Incarnation, à Perpignan, par le père bénédictin Dumas, le jour de la sainte Martine.
- Mais pourquoi des Lions ?
- Dans sa jeunesse, le père Dumas avait combattu les Sarrasins avec tant de force, tant de vigueur et tant d'acharnement, qu'on l'avait surnommé Dumas le Lion. Devenu bénédictin par la suite, son nom s'est transformé en Dumas des Lions pour faire plus pieux et moins guerrier.

Dieppe, samedi 21 octobre 1899

Je me rappelle que cette histoire de Martine protégeant l'if avec un bouclier d'enfants m'avait marqué. Je n'avais pu me retenir de dire à Michel :
- En tout cas, ces maudits Anglais n'auront pas abattu l'arbre, ni fait flèches de son bois.
- Peut-être, mais cela ne les a pas empêchés de mettre une belle branlée à la fine fleur de la chevalerie française commandée par le connétable Charles d'Albert. Charles VI a bien pleuré en apprenant le désastre.
Pour en revenir à notre if, le poète auvergnat, Marc Poncet, dont je t'ai parlé naguère, a écrit un très joli poème au sujet de cette Martine :

«  C'est un if immortel que Thomasin le fourbe,
Veut sans remord abattre. Outrage et sacrilège !
Et le peuple normand fait silence et se courbe.
S'avançant fière et droite au-devant du cortège,
Martine ose braver l'Anglais qui les assiège. »

Sa mort tragique valut à Martine le surnom de Martine la Lionne et les gens du coin, jusqu'à la Révolution, lui vouèrent un culte fervent et quasi païen
- Du style ?
- On croyait qu'elle avait le pouvoir de fortifier les enfants et donc de les guérir. Les mères venaient donc placer leurs enfants malades autour de l'if en les recouvrant de terre jusqu'aux genoux. Été comme hivers. Le 7 mai 1794, Robespierre propose à la Convention le décret selon lequel le peuple français « reconnaît l'existence de l'Être suprême et de l'immortalité de l'âme. »
Suite à cela, le commissaire de la République de Dieppe, un certain Albert Tavernier institua l'if d'Offranville, « symbole d'immortalité et représentant éternel de la France révolutionnaire ». C'est ainsi que le culte de Martine la Lionne tomba rapidement en désuétude. Aujourd'hui, plus personne ne se rappelle de cette histoire.
- Et toi, comment sais-tu cela ?
- Grâce à un vieux livre que j'ai trouvé aux puces. Le livre d'une certaine Thérèse Beyne de Doudeville (1725-1802). Elle était un estimable poète et littérateur, mais elle n'a pas eu une célébrité proportionnelle à son mérite. Ses pièces sont pleines d'une imagination singulière, d'expressions heureuses et de poésie, notamment le conte qui s'intitule Martine des Lions.
- Est-il encore arrivé quelque chose à cet if ?
- Bien sûr que oui, beaucoup, mais je te raconterai ça une autre fois si tu le veux bien.

Dieppe, jeudi 2 novembre 1899

Aujourd'hui, ma fille Cécile a fêté ses 25 ans. J'ai beaucoup bu et je ne sais si je vais pouvoir écrire Où en étais-je Ah oui ! Michel Raynaud a terminé l'histoire de l'if d'Offranville quelques jours plus tard. Pendant un repos bien mérité à terre. Nous étions au bar des Matelots, place du Moulin à vent, à Dieppe.
- Alors, l'histoire de l'if d'Offranville, tu me la termines, oui ou non ?
- Est-ce que je t'ai dit qu'un orage avait cassé partiellement la tête de l'arbre ? Non ? Eh bien, en 1876, le 12 mars très exactement, un ouragan a mutilé notre if de telle manière qu'il ne reste qu'un moignon en guise de coupeau. Cela donne l'impression d'un arbre à deux étages. Voilà, c'est tout. La prochaine fois, je te raconterai l'histoire du figuier de Corbiac.

Non, Michel, ce n'est pas tout. Peu de temps après, tu es reparti en mer, du côté du Canada, cette fois-ci, et moi je ne suis pas venu avec toi ; je m'étais blessé en coupant du bois pour l'hiver. Tu n'es jamais revenu. Et ton « voilà c'est tout » sonne encore dans ma tête et mon coeur comme un adieu que je n'ai pas su interpréter.
Non, Michel, ce n'est pas tout. J'ai eu entre les mains, pas plus tard que l'an dernier, une photographie de l'arbre au moignon, une photographie prise par le célèbre botaniste Gadeau de Kerville, en 1896. Je dois ajouter que, la même année, la foudre mit fin à cette défiguration. Dans la foulée, la municipalité fit élaguer la partie foudroyée et, pour empêcher le pourrissement du tronc, la partie élaguée fut recouverte d'une feuille de zinc.
Non, Michel, ce n'est pas tout. Tu ne m'as jamais raconté l'histoire du figuier de Corbiac, mais je me suis promis de faire la recherche et de l'écrire dans mon journal.

Cette date du 2 novembre est la dernière inscrite sur le manuscrit. Je ne sais pas ce qu'est devenu Tristan Goffin, mais, pour terminer le travail commencé par ce fils de mineur, je me suis renseigné sur l'if d'Offranville. Voilà ce que j'ai découvert :

Le 5 décembre 1914, le journal Les nouvelles de Dieppe titre en une : « L'if millénaire d'Offranville est la proie des flammes ». Alors, que s'est-il passé ?
Nous sommes donc le 4 décembre 1914. Il est 4 heures du soir. La nuit n'est pas encore tombée. Trois enfants, des clergeots comme on les appelle dans ce pays, sortent du catéchisme. Il y a Titi Balandreau, Louis Frealle et Thibault Sajous lequel se prétend le descendant de Sajouss du Calvaire, le seigneur qui a planté l'if en 843. Il aurait, au fil des siècles, perdu un s à la fin de son nom ainsi que la mention du Calvaire. C'est d'ailleurs son petit-fils qui m'a raconté l'histoire, cet été ; histoire qu'il tient de la bouche même de son grand-père, l'instigateur de cette aventure.
Donc, les trois enfants de choeur, rentrant chez eux, passent devant l'if. C'est un arbre énorme et largement creux, comme il se doit. Un temps, la cavité a abrité une statue de la vierge. Comme d'habitude, ils n'ont guère envie de rentrer immédiatement à la maison. Ils préfèrent jouer encore entre eux. Une idée leur est venue depuis longtemps : jouer à la messe dans le tronc de l'if.
- J'ai apporté des allumettes et, malgré la surveillance et la sévérité du père Missif, j'ai récupéré des bouts de chandelles dans la poubelle, déclare Thibaut.
- J'ai de la piquette. C'est dégueulasse, mais ça fera l'affaire.
- Moi, j'ai du pain rassis que j'ai fauché aux poules en cachette de ma mère.
- Alors on a tout ce qu'il faut. On peut y aller, dit Thibault. Comme j'ai pris beaucoup de risques en récupérant les bouts de bougie, je serai le curé.
Pendant que Titi et Louis montent la garde devant l'entrée, Thibault se glisse dans le tronc, dispose les éléments de la cérémonie sur le sol, allume les 3 morceaux de bougie et commence le simulacre de messe. Mais, hélas, presque immédiatement, les nombreuses radicelles s'enflamment, provoquant un incendie à l'intérieur même de l'arbre. Nos trois clergeots, effrayés et effarés, déguerpissent sans demander leur reste et sans prévenir personne. Heureusement que le bourrelier, raccompagnant un client sur le pas de son atelier, s'étonne de voir de la fumée s'échapper du sommet de l'arbre. Il alerte les pompiers qui arrivent rapidement, branchent la pompe à bras sur la citerne du presbytère (c'est tout ce qu'il y avait à l'époque) et éteignent le feu.
Imaginez-vous l'émoi parmi la population du village : ils ont failli perdre leur fleuron offranvillais ? Terriblement inquiets, ils décident de le veiller ; on ne sait jamais. Grand bien leur en a pris, car dans la nuit, par trois fois, le feu reprend avec vigueur, à 21 heures, puis à 3 du matin et, enfin, à 7 heures.
Suite à ces événements, l'intérieur fut rempli de bonne terre végétale dans l'espoir de voir croître des radicelles nouvelles, indispensables à la survie de cet ancêtre. Quelques années plus tard, la terre fut totalement enlevée par crainte qu'elle ne provoque le pourrissement intérieur du tronc.
Le remède fut-il efficace ? Nul ne le sait, mais les habitants d'Offranville, fier de leur if millénaire, tremble pour lui à chaque fois qu'une branche morte apparaît. Sans doute qu'une étude approfondie, réalisée par des spécialistes compétents, permettrait le sauvetage de cet arbre remarquable et unique?

Texte de Franck Berthoux paru dans le numéro 45 de la Gazette des Jardin.

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