Une personne sympathique, madame Elisabeth V. m'a envoyé un document très intéressant. Il s'agit des notes écrites par son grand-père, décédé récemment, sur toutes sortes d'arbres remarquables. Ce vieux monsieur respectable a fait des recherches sur le chêne d'Allouville, le frêne de Vence, le pin noir du mont Olympe à Chypre, le tilleul de Turenne à Fontaine, et de bien d'autres encore. C'est avec l'autorisation adéquate et un plaisir de paresseux (je n'ai rien eu à faire même pas à changer une virgule) que je vous livre donc ici l'histoire merveilleuse du plus vieux chêne de France.
Le voyageur s'assied sous votre ombre immobile...
En 741, c'est-à-dire à la mort de Charles Martel, une grande partie du pays de Caux, dans ce qui n'est pas encore la Normandie, est recouverte d'une belle et sombre forêt peuplée de chênes, de frênes, d'ormes, d'ifs, et de hêtres. Malgré la guerre menée, près d'un siècle auparavant, par Saint Wandrille contre ces pratiques païennes, quelques arbres majestueux sont encore sacralisés par les autochtones. Arbres autour desquels on fait le vide pour qu'ils puissent grandir à leur aise. C'est dans ce contexte, à l'orée d'une toute petite clairière, qu'un beau matin, un jeune gland quitte sa branche et choit sur la terre humide. Nous sommes en mai : soleil et eau ont tôt fait de faire germer la petite graine.
Au début de l'An Mil, le paysage politique a changé. Il y a presque cent ans, que Rollon, le terrible chef Viking, s'est engagé à cesser ses attaques meurtrières et ses razzias, et a embrassé le christianisme.
Le paysage géographique aussi s'est transformé. Notre chêne, âgé maintenant de près de 3 siècles, se trouve en bordure de la piste qui relie le duché de Normandie, qui vit heureux sous le règne de Robert le Libéral, au comté de Flandre. C'est une route fréquentée par toutes sortes de voyageurs : marchands, pèlerins, religieux, soldats On s'arrête souvent à son pied, pour casser une petite graine ou pour se reposer, avant de repartir de plus belle. L'été, ses branches noires pleines d'un brouillard vert vous enveloppe d'une ombre amicale et protectrice. L'Hiver, son tronc est un rempart contre le vent.
Petit à petit, l'arbre devient célèbre. On l'appelle « le chêne d'Allouf », un mot qui donnera, plus tard, son nom au village d'Allouville. Il n'a rien d'exceptionnel encore, mais il est devenu sympathique aux yeux des gens de la région, qui en font un point de rendrez-vous, un lieu de ralliement. Sur le chemin qui contourne le massif forestier de Trait Monlévrier reliant la Normandie orientale à la Normandie occidentale, il est devenu un jalon, un passage obligé, une halte attendue pour tous les piétons (et Dieu sait qu'ils étaient nombreux) qui fréquentent cette voie.
Et la Vierge est assise ainsi qu'une patronne
En l'année de grâce 1033, date anniversaire de la mort du Christ, un moine franciscain répondant au doux nom de Coutouly a une idée saugrenue mais néanmoins pieuse. Ayant remarqué la popularité grandissante du végétal glandu, et voulant tuer dans l'oeuf tout retour aux rites païens susceptibles de ressurgir : (sait-on jamais avec ces paysans ignares toujours prêts à croire n'importe qui à propos de n'importe quoi !), Coutouly eut donc l'idée dévote d'installer, bien en vue de tout ce peuple de chemineaux arpentant la contrée, la statue d'une Vierge de Miséricorde.
Cela dopa les entrées comme on pourrait dire aujourd'hui. Ce chêne amical et bienveillant, tel un grand frère, s'habilla soudainement d'un divin mystère. Populace et racaille vinrent de plus en plus loin pour voir ce sanctuaire à la Vierge. Et pas seulement la populace ; le beau linge aussi accourut.
Au cours de l'été 1066, toute l'armée et tous les navires de Guillaume de Normandie (il n'est pas encore Guillaume le Conquérant mais cela ne saurait tarder) bouillonnent d'impatience dans l'estuaire de la Somme. Les vents contraires empêchent la flotte du futur roi d'Angleterre de conquérir le royaume que lui avait promis Edouard le Confesseur mort quelques mois plus tôt, le 5 janvier exactement, et que lui a soufflé le félon Harold.
On peut dire, sans vulgarité aucune, que pendant les trois mois que dure l'attente, la soldatesque s'emmerde ferme. Alors elle boit et quand elle est saoule, elle fait des conneries. Un soir de libations, trois soudards violent et tuent une pauvre jeune paysanne. Scandale et émotion dans le pays de Caux. Le curé de la paroisse, (est-ce celui de Bully, de Fresles ou d'Osmoy, on ne sait plus) toujours est-il que ce curé organise l'enterrement de la jeune fille au pied même de l'arbre d'Allouf dont il a entendu parler. La procession, pour aller jusqu'à lui, dure plusieurs jours. Sur son passage, les paysans grondent leur colère contre les assassins. Lorsqu'elle arrive sur les lieux, la foule a plus que décuplé. La manifestation fit grand bruit. Lorsque Guillaume apprend ce qui s'est passé, il fait pendre les trois responsables et s'en vient prier pour l'âme de la défunte au pied du chêne à la Vierge. Sans doute pria-t-il aussi pour la réussite de son entreprise car, quelques jours plus tard, le 29 septembre, il débarque sur les côtes anglaises et le 14 octobre, à Hasting, triomphe de son rival, le fourbe Harold, lequel meurt au combat.
Évidemment, il n'en fallut pas plus pour impressionner la populace. Les parents de la jeune morte vinrent s'installer près de la tombe, et furent ainsi les premiers habitants de ce qui n'était pas encore Allouville.
Ce cimetière, qui n'existe plus aujourd'hui, abritait aussi une personne que nos lecteurs connaissent puisqu'il s'agit de Martine des Lions. En 1415, après avoir été brutalement et littéralement pourfendue par le braquemart de l'exécrable Thomasin (voir la Gazette n°45), la pieuse Martine fut enterrée, en grande pompe par le clergé et la noblesse du coin dans ce cimetière auprès de cet arbre remarquable qui veilla sur sa sépulture pendant des siècles.
En 1441, un an avant sa mort, Pierre Cauchon, le prélat qui présida le tribunal ecclésiastique qui condamne Jeanne d'Arc, vint, lui aussi, prier la Vierge de Miséricorde d'Allouville. L'aura-t-elle seulement écouter ?
Ce chêne majestueux ne fut pas seulement un jalon, un point de rencontre, il fut aussi une église. Le peuple se rassemblait sous ses frondaisons pour adresser ses prières à Vierge.
Lentement mais sûrement, depuis l'enterrement de la jeune fille assassinée, des paysans viennent s'installer autour de l'arbre. À la fin du XVIe siècle, Allouville est devenu un bourg important et une église a été construite à côté du cimetière.
À la fin du mois d'août 1589, la France vit alors l'anarchie la plus totale. Henri IV en personne vient se recueillir sous le quercus, comme disent encore les lettrés de l'époque, et prier la Vierge pour qu'elle lui accorde le succès dans l'entreprise qu'il mène. Il va devoir livrer bataille pour récupérer son trône. Ce sera chose faite après les victoires remportées à Arques et à Vitry.
Le chroniqueur normand, Didier de Lacour rapporte dans son journal les paroles qu'aurait prononcées le futur Henri IV : « Et mettant à terre ses deux genoux, Henri de Navarre, après les dévotions d'usage, fit à haute voix et claire voix le serment suivant : Si Dieu me prête encore la vie, et la Vierge, bonne et puissante, le succès, je ferai qu'il n'y aurait point de laboureur en mon royaume qu'il n'ait le moyen d'avoir une poule dans son pot. »
Un arbre brandit loin du sol la palme de sa main ouverte
Le 22 février 1603, le flibustier Pierre Belain d'Esnambuc, avant de s'embarquer deux jours plus tard pour chercher fortune dans le Nouveau Monde, sur le « Petit Argus » avec 20 hommes, un navire de 45 tonneaux, est lui aussi venu se recueillir au pied du chêne. Les gens viennent nombreux de toute part pour prier autant la Vierge que l'arbre lui-même. Bouts de chiffon, objets divers et variés, lettres déposées sur le sol ou accrochés dans l'arbre sont fréquents. Et ces coutumes païennes ne plaisent pas à l'abbé du Détroit, alors curé d'Allouville. En 1696, il a une idée lumineuse : à l'intérieur du tronc creux, il construit une chapelle. En outre, le père Cerceau, un ami de l'abbé, souhaite qu'au-dessus de la chapelle, on installe, toujours dans le tronc du chêne, une petite pièce avec un lit, une table et un tabouret. Une cellule monacale en quelque sorte, dans laquelle il veut finir sa vie en ermite. Mais si la chambrette est bâtie, le père Cerceau n'y vécu jamais. La chapelle, dédiée à Notre Dame de la Paix, devint rapidement un lieu de pèlerinage. Devant un tel succès, on ajouta d'autres curiosités : on construisit un labyrinthe très sophistiqué (beaucoup se perdaient) et l'on planta, aux côtés du chêne, un hêtre et une aubépine. En 1762, l'abbé Leclerc eut l'idée saugrenue d'aménager dans le hêtre, à quatre mètres du sol, une salle à manger pouvant recevoir 16 personnes et une autre, dans l'aubépine, à trois mètres, pouvant contenir 12 personnes.
Durant la Révolution, ces curiosités furent la cible de la vindicte populaire. Dans l'excitation générale, la foule, menée par quelques agités profondément anticléricaux, décida de détruire les empreintes du pouvoir religieux. On brûla le labyrinthe. On abattit hêtre et aubépine avec lesquels on fit un grand feu. Quelqu'un cria plus fort que les autres : « Allons brûler le chêne chapelle. »
Mais fort heureusement, l'instituteur, amoureux et protecteur de l'arbre, fabriqua une pancarte écrite en toute hâte sur laquelle on pouvait lire : « Temple de la Raison ». Il arracha l'ancienne (Notre Dame de la Paix) et accrocha la nouvelle.
Quand les révolutionnaires, aux cris de « Brûlons le gros chêne », « Détruisons la chapelle », chantant le « Ca ira » à l'unisson, arrivent devant l'arbre et découvrent la pancarte, ils restent interloqués. Leur chef, le geste large et rassurant, s'écria : « Puisque nommé par la loi, cet arbre doit être respecté au nom de la loi. Et je suis prêt à la faire respecter et mes hommes avec moi. »
C'est ainsi que le vieux végétal eut la vie sauve, grâce à un homme courageux. Mais le plus heureux dans l'histoire, c'est que notre homme se nommait Jean-Baptiste Bonheur.
Voilà que le couchant grandit l'ombre du chêne
En 1833, l'arbre a 16 mètres de circonférence auprès de la terre, et presque 8 à hauteur d'homme ; ses branches énormes s'étendent au loin et fournissent un vaste ombrage.
Le 28 juin 1842, adossé contre le tronc et sentant les doigts de la Mort effleurés sa longue chevelure, le poète Casimir Delavigne écrit ces lignes : « L'aspect de cet arbre excite un intérêt encore plus grand peut-être que celui des édifices que nous ont légués les peuples éteints. Il nous semble qu'il y a réellement quelque chose de plus éloquent dans cette végétation sans cesse renaissante qui a vu tant de fosses se fermer et s'ouvrir, dans cette écorce vive qui palpite sous le doigt, que dans les pierres muettes et froides des vieux temples ; et nous ne connaissons pas d'historien qui nous ait plus touché que la tradition humble et pieuse qui raconte aux voyageurs les rois, les guerriers, qui se sont reposés contre ce tronc antique, les troubadours qui l'ont chanté, ou les orages qui l'ont frappé sans le consumer jamais.
On a déjà écrit des notions savantes, des mémoires curieux sur le chêne d'Allouville ; mais rien ne peut tenir lieu des récits naïfs des villageois et de quelques minutes de méditation au seuil de la chapelle. »
Le XXe siècle a consacré ce vieillard. En 1912, la foudre le frappe et arrache quelques branches. Le 15 août 1914, mille cinq cents personnes se rassemblent autour de l'arbre pour prier pour les poilus partis à la guerre quelques jours plus tôt. Le 20 septembre suivant, ce sont plus de trois mille pèlerins qui se réunissent au même endroit pour les mêmes raisons.
En 1932, l'État français le classe monument historique. En 1980, Serge Pénard en fait la vedette de son film « Ils sont fous ces normands ou le chêne d'Allouville » avec Bernard Menez, Jean Lefebvre, Henri Guybert, Pierre Tornade
Lentement mais sûrement, l'intérêt religieux s'est transformé en curiosité touristique. Elles sont loin les foules ferventes qui venaient implorer la Vierge. En 1987, de sinistres craquements se font entendre. On prend peur et pour éviter l'effondrement des grosses branches, on installe un lourd et important étayage en bois. Au début des années 1990, les craquements reprennent. son état de santé et les dégradations dues aux touristes toujours plus nombreux a nécessité une nouvelle restauration. On recouvre le haut de son tronc creux avec des lattes de bois pour empêcher les infiltrations d'eau et le pourrissement interne. À la place des étais de bois, on place des étais métalliques, moins pesants et grâce à des câbles fixés à une structure interne, on soutient les parties menacées par en haut.
Tous ces travaux coûtent cher. Des voix s'élèvent pour protester. On parle même d'acharnement thérapeutique. Brouhaha auquel répond le maire de la commune : « Ce chêne est à la base de la prospérité de la commune en attirant chaque année quelques dizaines de milliers de visiteurs ;il est normal de soigner cet être vénérable qui aurait tant de choses s'il pouvait parler. »
Il y aurait encore beaucoup à dire sur cet arbre vénérable. Le mieux est d'aller lui dire un petit bonjour. Qui sait si cela ne lui fera pas plaisir ?
Texte de Franck Berthoux paru dans le numéro 47 de la Gazette des Jardin.